Mar 18 2013

Prorogation du mandat des membres de l’Assemblée des Français de l’étranger – motion d’irrecevabilité

Considérant que ce projet de loi est contraire à la Constitution, j’ai déposé une motion d’irrecevabilité, que j’ai défendue avec les arguments suivants :

Monsieur le président, madame le ministre, mes chers collègues, l’article unique du projet de loi portant prorogation du mandat des membres de l’AFE enfreint plusieurs principes constitutionnels essentiels, fondements mêmes de la souveraineté nationale telle qu’elle est définie à l’article 3 de la Constitution.

Ce projet de loi vise en effet à proroger le mandat de la moitié des conseillers à l’AFE – ceux de la série B : Europe, Asie et Levant – d’une année supplémentaire. Ces conseillers, élus en 2006 pour six ans, avaient vu leur mandat prorogé d’un an, une première fois, par la loi n° 2011-663 du 15 juin 2011. Selon la législation en vigueur, leur mandat expire donc en juin 2013. Le présent projet de loi propose une seconde prorogation de ce mandat, pour une durée maximale d’une année supplémentaire.

Cet allongement, dont le rapport de la commission des lois souligne le caractère « sans précédent au regard des prorogations de mandat les plus récentes », soulève plusieurs difficultés d’ordre constitutionnel.

Premièrement, cette prorogation viole à la fois le droit des électeurs à exercer leur droit de suffrage selon une « périodicité raisonnable » et le principe de sincérité du scrutin. Ce dernier suppose que les électeurs soient informés, au moment de leur vote, des caractéristiques des mandats sur lesquels ils se prononcent, notamment de leur durée.

La jurisprudence constante du Conseil constitutionnel est de n’admettre qu’une prorogation de caractère exceptionnel, transitoire et limité dans le temps. Le Conseil, qui n’a admis jusqu’ici qu’une prorogation unique par catégorie d’élections, ne s’est jamais prononcé sur une succession de prorogations. Or c’est bien une telle succession que nous propose le projet de loi, puisqu’il s’agirait de la seconde prorogation consécutive du mandat des élus de la série B.

En portant à un total de deux ans la prolongation d’un mandat initialement confié par les électeurs pour seulement six ans – donc en l’allongeant d’un tiers –, le projet de loi outrepasserait largement les conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel est susceptible d’accepter une prorogation.

Cette accumulation pourrait également jeter le trouble dans l’esprit des électeurs quant à la durée effective du mandat des candidats ou des listes de candidats pour lesquels ils sont appelés à voter.

Accréditant l’idée que le mandat des élus des Français de l’étranger serait de rang inférieur à celui des élus locaux français, pour lesquels une telle mesure ne saurait être envisagée, ce dispositif ne pourrait qu’aggraver la désaffection des Français de l’étranger pour les urnes, alors même que la lutte contre l’abstention est l’un des objectifs proclamés de la présente réforme de l’AFE.

Deuxièmement, ce projet de loi viole l’égalité des élus devant la loi. En effet, son intitulé laisse entendre que le mandat de l’ensemble des élus de l’AFE serait prorogé. En réalité, seule la moitié des élus – ceux de la série B évoquée tout à l’heure – sont concernés. Le mandat de l’autre moitié, au contraire, sera amputé aux termes de l’article 37 du projet de loi portant réforme de la représentation des Français établis hors de France : plutôt que d’achever leur mandat en juin 2016, comme prévu par la loi du 15 juin 2011, ces élus l’achèveront en juin 2014.

En raison de l’effet cumulé de ces deux projets de loi en discussion commune ainsi que de la loi du 15 juin 2011, les élus de la série A verraient leur mandat amputé de deux ans, tandis que la durée totale de celui des élus de la série B serait portée à huit ans, au lieu des six ans initialement prévus.

Cette combinaison de mesures de prorogations et d’amputation, pour des durées importantes, constitue bien une violation du principe d’égalité entre les élus.

Troisièmement, nous sommes face à un problème grave de respect du calendrier électoral : à la fin du mois de mars 2013, nous sommes appelés à débattre d’un projet de loi visant à ajourner une élection prévue dans moins de trois mois, au début du mois de juin 2013. Ce texte n’ayant pas encore été examiné par l’Assemblée nationale, son adoption définitive et sa promulgation ne pourront en aucun cas intervenir avant le début du délai de 90 jours précédant le scrutin. Notre excellent rapporteur en est d’ailleurs parfaitement conscient, puisqu’il écrit que « l’adoption définitive de cette prorogation pourrait […] intervenir au cours du délai de 90 jours précédant le jour du scrutin. Or, en application de l’article 31-1 du décret n° 84-252 du 6 avril 1984, un arrêté du ministre des affaires étrangères aurait déjà dû, à cette date, convoquer les électeurs. »

Le projet de loi portant prorogation du mandat des membres de l’AFE validerait donc une illégalité commise sciemment par le pouvoir exécutif, qui a pourtant l’obligation d’appliquer le cadre juridique en vigueur.

Le Conseil constitutionnel, à l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité du 23 septembre 2011, a précisé qu’une validation ne pouvait être décidée que dans la mesure où « aucune règle ni aucun principe de valeur constitutionnelle » ne sont méconnus, « sauf à ce que le but d’intérêt général visé soit lui-même de valeur constitutionnelle ». Ces conditions ne sont en l’espèce nullement remplies.

Comme je l’ai déjà expliqué précédemment, le projet de loi porte au contraire atteinte aux principes énoncés à l’article 3 de la Constitution. L’intérêt général ne saurait être invoqué sans immédiatement laisser penser à une erreur manifeste d’appréciation, étant donné le caractère disproportionné de l’atteinte portée à la durée des mandats en cours des élus à l’AFE.

De surcroît, la prorogation a un caractère arbitraire et abusif. La réforme de l’AFE aurait pu être menée sans avoir à jouer aux apprentis sorciers de la démocratie. Il aurait suffi au Gouvernement de proposer que le prochain renouvellement partiel de l’AFE, prévu au mois de juin 2013, permette à titre transitoire l’élection de conseillers à l’AFE pour un mandat de trois ans. En 2016, il aurait alors été possible d’organiser le renouvellement complet de l’AFE, selon les dispositions du projet de loi relatif à la représentation des Français établis hors de France, texte qui aurait alors eu largement le temps d’être débattu, amélioré, voté et promulgué.

Cette hasardeuse manipulation des mandats n’a aucune justification pratique ni juridique. La seule explication rationnelle à l’urgence prétendue d’une réforme de l’AFE semble être d’ordre politique. Le Gouvernement entend clairement renouveler l’ensemble des grands électeurs avant les élections sénatoriales de 2014 pour ne pas laisser perdurer une assemblée dont la majorité des élus vote encore à droite…

Je ne peux que regretter que la majorité sacrifie une réforme, qui aurait pu être bien plus ambitieuse et consensuelle, à de bas calculs politiciens, qui ne sont pas à la hauteur des enjeux.

Dans la mesure où d’autres solutions, plus respectueuses du suffrage universel, peuvent être mises en œuvre à la seule condition de retarder de quelques mois la réforme de l’AFE, il existe bien une disproportion manifeste entre l’objectif visé – la réforme de l’AFE – et les moyens employés – la prorogation de certains mandats et l’amputation des autres.

Je suis convaincue que le Conseil constitutionnel ne devrait pas valider une telle atteinte aux valeurs fondamentales de notre démocratie et vous appelle, mes chers collègues, à approuver cette analyse juridique en votant la présente motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité. (Bravo ! et applaudissements sur les travées de l’UMP.)

RÉSULTAT DU SCRUTIN :

Nombre de votants 316

Nombre de suffrages exprimés 316

Majorité absolue des suffrages exprimés 159

Pour l’adoption 140

Contre 176