Mai 05 2014

Convention européenne contre les violences à l’égard des femmes

Mon intervention en séance publique, en tant que rapporteur de la commission des affaires étrangères :

Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui le projet de loi autorisant la ratification de la convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique adoptée par le Conseil de l’Europe il y aura trois ans après-demain.

Cette convention traite d’un sujet qui me préoccupe depuis fort longtemps et aux conséquences duquel je suis souvent confrontée en tant qu’élue, notamment lors de mes déplacements à l’étranger, où j’ai de fréquents débats avec les autorités des pays d’accueil, ou à l’occasion de rencontres avec des femmes étrangères victimes sur notre sol de telles violences. Là comme dans beaucoup d’autres domaines, une coopération internationale est absolument indispensable !

Revenons-en à la présente convention.

Adoptée par le Conseil de l’Europe le 7 avril 2011, elle a été signée par la France dès la date d’ouverture à la signature, le 11 mai 2011. Vous me permettrez donc de déplorer, une fois de plus, les lenteurs de la procédure législative, puisqu’elle n’a été adoptée par l’Assemblée nationale que le 13 février dernier. Nous avions plaidé pour que ce projet de loi de ratification, qui a été adopté par la commission des affaires étrangères du Sénat le 9 avril, fasse l’objet d’un examen en procédure simplifiée, afin de gagner du temps. Il n’en a rien été, et la discussion en séance publique du projet de loi, prévue le 15 avril, a une nouvelle fois été repoussée. Ces retards sont d’autant plus regrettables que nous assistons à une augmentation, voire à une banalisation, de ces phénomènes de violences conjugales, des violences physiques mais aussi psychiques qui tendent tellement à dégrader, à écraser et parfois à culpabiliser les victimes qu’elles ne sont que 33 % à porter plainte au commissariat ou à la gendarmerie.

Cette convention est l’aboutissement d’un long travail du Conseil de l’Europe, qui se consacre depuis sa création à la sauvegarde et à la protection des droits de l’homme : c’est pour cette raison même qu’il a fait de la lutte contre les violences faites aux femmes une de ses priorités.

Cette préoccupation est ancienne puisqu’elle date du début des années quatre-vingt-dix, avec notamment, en 1993, la conférence ministérielle européenne intitulée « Stratégies pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes dans la société : médias et autres moyens », en 2002, la recommandation du Conseil de l’Europe prônant une approche globale de la prévention et de l’éradication de la violence fondée sur le genre, et, entre 2006 et 2008, la campagne du Conseil de l’Europe pour combattre la violence à l’égard des femmes, y compris la violence domestique.

La task force du Conseil de l’Europe chargée du suivi de cette campagne recommandait déjà, dans son rapport de 2008, l’adoption d’un instrument contraignant sous la forme « d’une convention […] pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes ».

En décembre 2008, en réponse à cette recommandation, un comité ad hoc pour prévenir et combattre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, le CAHVIO, a été institué. Sa mission est d’élaborer un ou plusieurs instruments contraignants en la matière.

La convention aujourd’hui soumise à notre examen correspond au texte final approuvé par le CAHVIO en décembre 2010, puis adopté définitivement par le Conseil de l’Europe le 7 avril 2011.

L’utilité de cette convention n’est plus à démontrer. La task force du Conseil de l’Europe dressait déjà en 2008 un constat édifiant des violences faites aux femmes. Plus récemment, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a mené une enquête auprès de 42 000 femmes dans vingt-huit États de l’Union. Son rapport, en date du 5 mars dernier, révèle une situation alarmante quant à l’étendue des violences physiques, sexuelles, psychologiques vécues par les femmes, y compris pendant leur enfance.

Je tiens à livrer ces quelques chiffres à votre réflexion : un tiers des femmes interrogées ont été victimes de violences physiques ou sexuelles commises par un adulte pendant leur enfance ; un autre tiers d’entre elles ont été victimes de violences physiques ou sexuelles depuis l’âge de 15 ans. S’y ajoute un constat encore plus inacceptable : 5 % des femmes ont été violées. Sachant que 67 % de ces femmes n’ont pas signalé ces violences à la police ou à un autre organisme, on comprend immédiatement quel est l’enjeu de ce texte.

Au reste, il ne s’agit là que des faits les plus graves. En effet, 55 % des 42 000 femmes ayant répondu à cette enquête ont été victimes de harcèlement sexuel.

Dès lors, comment s’étonner que, dans les conclusions de son rapport, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne encourage les États membres de celle-ci à ratifier la convention dont nous sommes saisis, en suggérant même que l’Union européenne y adhère ?

Quant à la France, nous ne disposons malheureusement pas de données systématiques et sûres concernant l’ensemble de ces violences faites aux femmes. Il nous faudra attendre, pour disposer d’un outil statistique complet, le résultat des travaux de la mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences, mise en place en janvier 2013.

La production de statistiques fiables est un enjeu essentiel pour mieux cerner le phénomène multiforme de la violence contre les femmes, et ainsi concevoir de meilleurs dispositifs de prévention, de répression et de protection. D’autres pays sont bien plus en avance que la France en la matière. Là encore, nous devrions nous inspirer de leurs modes d’action, de leurs bonnes pratiques. Dans le cadre de la ratification de la convention d’Istanbul, l’élaboration d’outils statistiques pertinents, fiables et réguliers exigera de la France des efforts spécifiques.

Je trouve également fort décevante – c’est là un avis personnel – la réserve française relative « au report du point de départ du délai de prescription à la majorité de la victime pour certaines infractions » telles que violences sexuelles, mariages forcés, mutilations génitales féminines, avortement et stérilisation forcés. La France ne souhaite en effet s’y conformer que pour les crimes et délits pour lesquels un tel report est prévu par son droit interne et n’envisage pas de modifier ce dernier s’agissant de l’interruption volontaire de grossesse commise sans le consentement de l’intéressée et des mariages forcés. Nous parlementaires devrons nous pencher très sérieusement sur cette question.

Considérons maintenant les chiffres présentés au titre du quatrième plan interministériel de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes pour la période 2014-2016. Ils montrent l’ampleur de la tâche restant à accomplir : M. le secrétaire d’État l’a rappelé, une femme sur dix est victime de violences conjugales ; en 2012, 148 femmes sont mortes de ces violences ; moins d’une victime sur cinq se déplace à la police ou à la gendarmerie ; concernant les violences sexuelles, 16 % des femmes déclarent avoir subi des rapports forcés et, en 2010 et en 2011, 154 000 femmes de 18 à 75 ans se sont déclarées victimes de viol.

Face à cette situation, la convention d’Istanbul apparaît comme un instrument régional novateur et essentiel.

Concernant la dimension régionale de cet outil, je rappelle que, actuellement, seules deux organisations internationales se sont dotées d’un traité spécifique relatif aux violences faites aux femmes : l’Organisation des États américains, en 1994, et l’Union africaine, en 2003.

Cette convention est un instrument novateur dans la mesure où elle établit des normes contraignantes pour les parties. Elle renforce donc utilement la lutte contre la violence à l’égard des femmes menée par les Nations unies, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. Ces institutions ont certes toutes adopté des déclarations, mais elles ne se sont dotées d’aucun instrument contraignant visant spécifiquement les violences faites aux femmes.

Cette convention est également novatrice parce qu’elle déploie une stratégie globale d’éradication des violences faites aux femmes, sur la base de ce que l’on nomme les « trois P » : prévention, protection et poursuite.

En matière de prévention, la convention engage les parties à promouvoir des changements de comportements et de mentalités par la sensibilisation, l’éducation, la formation, des programmes de soutien à destination des auteurs de violences.

En matière de protection, la convention impose de manière évidente d’apporter aux victimes toutes sortes de formes de soutien : information, assistance juridique et médicale, refuge, logement, soutien économique. Elle exige également, ce qui est particulièrement intéressant, la protection des témoins, en s’attachant notamment au cas de l’enfant témoin.

La convention oblige en outre les parties à établir des lignes d’assistance téléphonique gratuite pour les situations d’urgence, fonctionnant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En France, le 3919 est déjà à la disposition des femmes victimes de violences. Ce numéro est gratuit et assure l’anonymat de la personne qui appelle.

Néanmoins, au-delà de la réponse immédiate aux urgences, la France a des progrès à faire quant à l’assistance fournie aux victimes à plus long terme. La convention d’Istanbul insiste sur la notion de « guichet unique ». La simplification de l’accès aux différents volets de protection et de soutien est en effet essentielle pour aider des personnes en situation de grand désarroi et de forte vulnérabilité à reconstruire une vie normale.

 A titre d’exemple, en matière de recouvrement des pensions alimentaires et de conflits relatifs à l’autorité parentale – en particulier lorsqu’ils revêtent une dimension internationale, l’autre parent étant de nationalité étrangère ou vivant à l’étranger –, le dispositif d’aide français reste insuffisamment réactif comparé à celui d’autres États. Il s’agit là d’un aspect extrêmement important.

 Enfin, en matière de poursuites, la convention oblige les parties à adopter un arsenal répressif. Son spectre, très large, recouvre non seulement, bien entendu, les violences physiques et sexuelles – y compris le viol –, mais aussi la violence psychologique et le harcèlement sexuel, ainsi que les mariages forcés, les mutilations génitales féminines, l’avortement et la stérilisation forcés. La convention sanctionne également les crimes commis « au nom du prétendu honneur ». Elle interdit à leurs auteurs d’invoquer ce motif pour leur défense.

 En conclusion, cette convention qui vise à créer une Europe sans violence à l’égard des femmes en appelant à combattre toutes les formes de discrimination à leur égard devrait donner un nouveau souffle aux politiques menées par la France depuis de très nombreuses années.

 Le projet de loi pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, récemment adopté par le Sénat, relève d’ailleurs d’une approche intégrée comparable à celle de la convention d’Istanbul. Il a en effet pour objet de traiter de l’égalité « dans toutes ses dimensions […] : égalité professionnelle, lutte contre la précarité spécifique des femmes, protection des femmes contre les violences, image des femmes dans les médias, parité en politique ».

 Un autre texte aura une incidence sur l’application par la France des principes de la convention d’Istanbul : le projet de loi relatif à la réforme du droit d’asile.

 Les articles 60 et 61 de la convention préconisent un examen « sensible au genre » des demandes d’asile. À ce titre, j’attire l’attention de notre commission sur les préconisations du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, au sein duquel j’ai l’honneur de représenter le Sénat. Actuellement, la pratique montre que les violences de genre ne sont pas considérées comme des motifs suffisants pour accorder le statut de réfugié ; tout juste permettent-elles d’octroyer une « protection subsidiaire ».

 Enfin, nous devrons veiller à ce que la proposition de loi n° 1856, relative à l’autorité parentale, si elle est adoptée, ne remette en question certaines avancées, certains acquis de la convention, comme la dénomination de la violence économique.

 Ces quelques exemples montrent qu’une fois la ratification de la convention d’Istanbul définitivement validée, la France aura encore d’importants efforts à fournir pour parvenir à appliquer les principes posés par ce texte.

Quoi qu’il en soit, la première étape, pour notre pays, est évidemment de ratifier rapidement cette convention. L’entrée en vigueur de celle-ci est en effet subordonnée à sa ratification par dix États, dont au moins huit membres du Conseil de l’Europe. À ce jour, huit États, tous membres du Conseil de l’Europe, l’ont ratifiée.

C’est pourquoi je vous demande, mes chers collègues, au nom de la commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, de bien vouloir adopter ce projet de loi autorisant la ratification de cette convention du Conseil de l’Europe.